Audience accordée [Morrigan / Eira]

Une promesse était une promesse. Et Morrigan estimait qu'une promesse devait être tenue -raison pour laquelle elle n'en faisait pas souvent. Pourquoi en avait-elle fait une à cette Eira Bellorn ? Morrigan se le demandait. L'histoire l'intéressait, bien évidemment mais de là à discuter avec la première historienne venue ? Certainement ce devait être son enthousiasme qui transparaissait dans la lettre que l'érudite lui avait envoyée. Et il y avait aussi cette affinité toute particulière que Morrigan avait toujours éprouvée à l'égard de son ancêtre Kiann Gor Deyrn.
Avant de quitter son univers familier, Morrigan prendrait donc un peu de son temps pour le consacrer à cette "bonne œuvre". Qui savait quand elle trouverait de nouveau une occasion de lui parler ? Si tout se passait bien, elle serait bientôt loin d'ici et explorerait tous les continents !
En conséquence, elle avait écrit en réponse à cette Eira Bellorn pour l'inviter à prendre le thé et discuter de ce que recherchait l'historienne. Le thé était prêt, il n'y avait pas une seule bougie, pas une seule lampe éteinte. Les fleurs sauvages étaient fraîches dans les vases et Morrigan avait même préparé des biscuits.
Du fait de son don, Morrigan avait appris à limité les contacts et les rencontres. Même à cette occasion, elle vérifiait maniaquement que ses longs gants couvraient bien tout ses bras. Sa robe bleue avait un col montant et elle portait un chapeau avec une petite voilette devant ses yeux. Limiter les risques pouvait être aussi superflu que vitale. Elle ne savait jamais ce qui déclenchait l'infâme processus. Il pouvait ne pas y avoir de problème une fois avec une personne et dix minutes plus tard, Morrigan pouvait devoir assommer la même personne avec un vase.

Mais il n'y avait pas de raison que ce soit le cas ! Elle avait pris toutes les précautions nécessaires, et dans son esprit, une créature dévolue à l'histoire ne pouvait pas être suffisamment sensible au monde matériel pour représenter un risque.
Morrigan lisait tranquillement en attendant que sa gouvernante introduise Eira Bellorn. La pièce était luxueusement meublée, comme toute la tour Curran. Le bois sombre qu'elle aimait tant luisait chaleureusement à la lueur des nombreuses petites flammes. La dentelle délicate éclaircissait les meubles et allégeait l'atmosphère feutrée.

Eira était atterrée. Cela faisait trois jours qu'elle travaillait sur le bien-fondé de la légende du fantôme des cuisines du 3ème sous-sol, et elle n'avait pas pris le temps de lire son courrier. Si elle l'avait fait, elle aurait vu la réponse affirmative de la Duchesse. Elle aurait ainsi pu consacrer son temps à réunir des informations sur son illustre ancêtre. Elle aurait travaillé à la bibliothèque, aurait ressorti ses vieux arbres généalogiques, et aurait envoyé des courriers à des historiens des autres continents afin de recouper les informations concernant Kiann Gor Deyrn. Ainsi, sa surprise en lisant le courrier ne l'aurait pas fait lâcher le poignard en acier qui lui servait de coupe-papier, et elle n'aurait pas perdu du temps à bander sa cuisse. De la même manière, elle n'aurait pas passé les deux heures précédent le rendez-vous à courir de la salle des cartes à celle des généalogies aux cuisines à celles des récits légendaires à celle des généalogies à son bureau à la salle des généalogies à celles des récits légendaires, avant de se rendre compte qu'elle n'avait pas le quart des renseignements qu'elle avait réuni au long de sa carrière sur l'homme, et qu'elle était déjà en retard de trois minutes.
De la même manière, elle aurait sans doute pris le temps de se changer. Quand elle se présenta, essoufflée, devant la gouvernante de la Duchesse de Curran, ses cheveux roux étaient emmêlés, elle avait une magnifique trace d'encre sur la joue, ses vêtements étaient froissés, et elle portait le magnifique mais anti-professionnel pull de laine fait par sa mère. Ses bras étaient chargés de parchemins et de livres.
Cependant, quand elle entra dans la pièce, son apparence lui sortit complètement de la tête. La Duchesse était saisissante. Parfaite. Elle ressemblait à une poupée de porcelaine dans un écrin de délicatesse. Assise, buvant son thé et lisant un livre, elle dégageait une grâce et une douceur absolument stupéfiante. Eira ne put que papillonner des yeux face à cette perle de charme.
La gouvernante annonça son nom et indiqua le petit canapé en face de celui de Morrigan Gor Deyrn avant de se retirer.
Eira s'installa sous le regard de la Duchesse et se racla la gorge.

" - Votre Grâce... Je tiens à vous remercier de m'avoir accordé cette entrevue, c'est très important dans le cadre de mes recherches, dans la mesure où je n'ai jamais eu la possibilité de savoir comment votre famille voyait la légende concernant votre ancêtre..."

Ce qui rappelait justement à Eira que les parents de la jeune fille qui se trouvait en face d'elle venaient de mourir. Elle prit une inspiration pour présenter ses condoléances, mais un regard vers Morrigan la retint. La Duchesse avec une présence. C'était une femme noble, et d'une attitude fière. Elle ne voulait certainement pas d'excuses. Eira regarda autour d'elle à la recherche d'un sujet à aborder pour utiliser cette bouffée d'air qu'elle venait de prendre.

"-Heu... Je vous demande d'excuser ma tenue, j'ai été quelques peu surmenée..."

La nouvelle venue avait autant de points communs que de différences avec ce que s'était imaginé Morrigan. Tout d'abord, elle avait ce côté flou et distrait que partagent généralement les artistes et les savants. De la masse rousse de ses cheveux, où Morrigan croyait discerner des moutons de poussière, à ses vêtements plus pratiques qu'esthétiques, froissés et à certains endroits, tâchés. Elle plut d'emblée à Morrigan, avec son énergie qui semblait la faire vibrer, son enthousiasme pour son sujet de prédilection, qu'elle avait déjà laissé transparaître dans sa lettre, et la façon qu'elle avait eu de se racler la gorge, comme si lui parler réclamait une préparation physique spécifique.
Accueillant ses diverses excuses d'un sourire engageant, elle répondit simplement :
- Je vous en prie...
Cette réponse s'appliquait autant pour chasser ses excuses, que Morrigan n'estimait pas nécessaires, que pour relativiser sa gratitude.
La recevoir était normal, selon elle. Non seulement, elle l'avait promis, mais elle avait aussi la sagesse de considérer que le travail des Erudits était nécessaire. On n'apprenaient des erreurs du passé que si quelqu'un prenait la peine de les étudier. C'était aussi eux qui redécouvraient les sagesses d'antan, les chefs-d’œuvre perdus ou seulement les détails amusants ou émouvants que la Grande Histoire laissait parfois de côté. Enfin, le fait de voir quelqu'un s'intéresser avec autant de fascination à sa famille était plutôt flatteur.

Se penchant en avant, Morrigan décala le service à thé pour ménager un espace libre sur la petite table. De ses mains gantées, elle commença à récupérer précautionneusement les rouleaux des bras d'Eira Bellorn pour les déposer, bien alignés, sur le bois précieux. Quand ce fut fait, elle prit tout de même la précaution de frotter ses mains au dessus du sol pour en faire tomber la poussière avec un petit rire étouffé.
Attrapant la théière en argent, elle sourit à Eira.
- Je suppose que vous avez des questions à me poser...? Voulez-vous une tasse de thé, Mademoiselle Bellorn ?
Morrigan ne savait pas trop comment était censé se passer un entretien de son genre, mais elle avait tendance à considérer que tout se passait bien si l'on soignait l'atmosphère. Et qu'est-ce qui installait une atmosphère plus cordiale qu'un thé parfumé au jasmin et une assiette de biscuits épicés ?
Elle avait bien ressorti des archives de sa famille quelques documents qui pourraient intéresser la jeune femme, des journaux d'ancêtres qui s'ennuyaient principalement, mais faire le tour de la bibliothèque privée des ducs de Curran aurait réclamé un temps qu'elle avait décidé de consacrer à son prochain voyage.