(200 ans plus tôt...) Le péché [Louve/If]

Au cours de ses vagabondages, Louve avait laissé passer plusieurs siècles avant de revenir au continent Nord, là où tout avait commencé... Vêtue de sa peau de loup blanche, de ses bottes et de ses vêtements assortis, sa chevelure blonde glissée sous un bonnet de fourrure, elle était presque invisible lorsqu'elle marchait sur les étendues enneigées.

Le froid était glacial, et ses membres ne tenaient que par l'activité constante qu'elle leur imposait. Hors de question de s'arrêter pour se reposer. Le froid paralysait, et si un ange ne pouvait mourir de cette façon, il n'était pour autant pas plaisant de se faire congeler et emprisonner par le froid.

L'air qui s'échappait de sa bouche formait un nuage blanc à chacun de ses pas, et malgré la lumière éclatante qu'il régnait à cette période de l'année, le soleil ne faisait qu'éblouir et brûler les rétines des marcheurs qui s'aventuraient là. Prévenue, Louve avait couvert son visage d'un tissu fin qui lui permettait d'absorber les rayons trop violents du soleil.

D'après ses calculs, Louve n'était plus qu'à quelques heures du prochain village où elle avait prévu de se reposer. Les habitants n'étaient pas tous très accueillants dans la région, et ils laissaient sans trop de complexes mourir les étrangers au seuil de leur porte. Mais elle était presque sûre de trouver quelqu'un qu'elle séduirait pour passer la nuit dans sa couche. Elle faisait suffisamment confiance à son charme naturel et à l'esprit naturellement pervers des humains pour ça...

Quatre heures encore, Louve marcha, le soleil se couchant au fur et à mesure de son approche. Quand elle franchit l'enceinte en bois du village - pour le protéger des loups-garous entre autres... - les dernières lueurs du soleil s'éteignaient à l'horizon, et seules les lanternes disséminées aux quatre coins des rues illuminaient encore la soirée.

Étrangement, les rues étaient silencieuses, désertées. Visitant le village avec prudence, ses armes sorties par pure précaution, Louve finit par arriver en son centre. Un immense feu était dressé là, éclairant d'ombres mouvantes les visages fermés du village silencieux. Ou presque.

Un Rire. Le Rire... Il jaillissait d'un homme à la chevelure immaculée, retenu par des chaînes et des chaînes pour lui interdire tout mouvement. Il riait... Comme si la situation pouvait être amusante.

A en voir le feu dans son dos, les visages fermés devant lui, il était ni plus ni moins sur le point de se faire tuer. Pourtant son rire s’égrenait finement dans le froid de la nuit, de sa bouche sortant des volutes de vapeurs faisant concurrence à la fumée derrière lui. Il était habillé avec légèreté, comme si le froid n'avait pas d'influence sur lui. Il n'avait pas l'air méchant. Juste... fou. Oui, complètement fou. Et on le jugeait ici pour sa folie.

Rangeant ses armes, Louve s'approcha, se frayant un passage entre les rangs serrés des villageois qui la regardaient avec méfiance. Elle les ignora royalement, jusqu'à atteindre l'homme qui faisait face à celui qui riait. De près, ses yeux étaient plus fous que jamais, vairons, blanc et orange, une couleur peu connue, associée à l'esprit du Diable...

- Qu'a-t-il fait ? demanda-t-elle d'une voix claire au bourreau. Cela mérite-t-il vraiment la mort ?

Son âme d'ange la poussait encore et toujours à analyser les péchés des hommes, à leur venir en aide dans la mesure du possible et à faire tout ce qui était en son pouvoir pour leur éviter la souffrance...

La Folie n'avait jamais eu de lieu précis où habiter. Elle allait et venait, plongeant dans la démence certains, sauvant d'autres, inspirant les artistes, humiliant les uns... Et toujours, ces actions portées, soutenues par le Rire, comme une plume soulevée et ballotée par le vent.

Il avait aimé ce bref séjour dans ce village. Il y avait, d'abord, un artiste, vous savez, du style maudit. Il n'avait pas de succès, désirait la mort et utilisait ce prétexte pour s'enivrer et peindre quelque chose de particulièrement... laid. If l'avait immédiatement adoré. Il adorait les imbéciles inconscients qui jetaient leur vie aux orties. Il l'avait donc conseillé, sur la bonne manière de peindre. L'artiste avait commencé à tuer, sous ses brillantes et judicieuses indications, et avait trouvé une forme parfaite d'inspiration. Ses œuvres s'étaient vendues, il avait arrêté l'alcool, et peu à peu, la tuerie. If, profondément déçu, l'avait vidé de son sang. On ne tournait pas le dos au Prince la Folie une fois qu'il vous avait aidé et guidé vers sa vérité.

Et puis il y avait eu la famille Danavel. Il avait adoré leur nom, la sonorité ressemblant, pour son esprit malade, au sien propre ; il y avait certes des ressemblances, oui, si on enlevait le "d", les deux "a", le "e" de la fin, mais passons. D'abord, il y avait eu la fille cadette, Cléa. Un amour, une fillette vraiment... délicieuse. Il l'avait fait pleurer des nuits durant, jusqu'à ce qu'elle brise devant lui son jouet préféré après l'avoir embrassé. Devant ses parents, elle avait hurlé qu'elle les détestait, sans aucune raison, souhaitant leur mort. Le dernier jour où il avait joué avec elle, elle lui avait confié en avoir assez, elle voulait qu'il la laisse tranquille. Avec un sourire innocent, le sourire pur d'un jeune homme de vingt ans, il lui avait dit de tout brûler, alors. Cléa l'avait fait, avec un rire sauvage, elle avait dansé dans les flammes jusqu'à ce qu'elle devienne une enveloppe noircie. Le village entier souffrait de la disparition de la fillette qui avait brutalement plongé dans la folie, mais seule son aînée avait eu l'audace de trouver des perce-neiges et de les déposer devant la carcasse de leur ancienne maison.

Alors, il s'était intéressé à elle. La belle et délicate Ana. Contrairement aux autres, il l'avait séduite. Il l'avait plongée ensuite dans les abimes de la folie, il lui avait montré une parcelle de son âme, de son esprit. La pauvrette, après une nuit d'amour sanglante, n'avait pas résisté. Et comme il s'agissait d'un crime que de laisser tout ce sang se gâter, il s'était repu. Le père était arrivé au moment où elle poussait un dernier râle. Le soleil était arrivé, il s'était transformé en corbeau blanc pour éviter de brûler. Seul problème, le village excellait dans la capture d'oiseau. Sa survie tenait uniquement au fait d'avoir arraché des doigts et quasiment un œil à ceux qui avaient voulu le tuer sous forme d'oiseau.

Une fois la nuit venue, il s'était retransformé. Il s'était laissé enchainé, parce qu'il trouvait la situation particulièrement cocasse. Et puis il avait vu la femme. Belle, la peau blanche comme une rose rouge, les cheveux clairs comme la nuit noire. Il l'avait trouvée drôle, il s'était mis à rire. Surtout quand elle avait demandé ce qu'il avait fait. Alors, If se mit à chanter ; il prit une voix de fausset pour faire Cléa.

"Oooh, la délicieuse Cléa, embrassa son jouet préféré avant de le briser
Et elle retourna dans sa chambre à coucher
Le cœur remplit de délicieuse insanité
Sans faire de bruit, elle trouva la dernière allumette
Elle hurla des horreurs à ses parents, la pauvrette
"Pour que vous sachiez ce que c'est que d'être en enfer
Je reviens pour réduire en cendre votre monde si beau"
Elle vomit son dernier repas
Elle cracha son profond dégoût pour la vie
Et se saisit de la dernière allumette.
"Pour que vous sachez ce que c'est que d'être en enfer
Je reviens pour réduire en cendre votre monde si beau"
Quant à Ana, la belle Ana...
Pendant combien de nuit ai-je vécu en toi ?
Pendant combien de rêve la douleur t'a-t-elle récompensée ?
Pendant combien de nuit m'as-tu perdu ?
Personne n'a pu te délivrer de mon amour brûlant
Aucun dieu ni miracle pour te libérer
Pendant combien de nuit t'ai-je affligée
Pendant combien de nuit m'as-tu maudit ?
Pendant combien de nuit me suis-je nourris de toi ?
Pendant combien de rêves me suis-je nourris de ton cœur ?"

Un homme, le père des deux sœurs, se précipita vers If et le frappa avec violence.

- LA FERME ! LA FERME !

Pour If, la douleur provoquait le Rire, alors il s'esclaffa, rejetant la tête en arrière.

Louve resta immobile de longues secondes à observer la folie à l'état pur qui luisait dans le regard vairon et dérangeant du jeune homme. Le vent et le feu faisaient voleter ses cheveux clairs lui donnant l'illusion d'une puissance meurtrière. Mais était-il si invulnérable qu'il le paraissait, doté de ses chaînes alors que son rire et ses chants meublaient la nuit mieux que les cris de cet homme qui rugissait après lui ?

La Folie se lisait dans tout son être, dans tous ses gestes, dans le moindre de ses mots, et même dans son regard quand il l'avait brièvement observé.

Ce qu'il avait fait... C'était ce qu'on lui avait fait à elle. On lui avait pris ses enfants. Sauvagement. Mais étrangement elle n'y trouvait pas la haine qu'elle était censée éprouver pour lui. Oui il s'en était pris à une jeune enfant, oui il avait fait du mal à une autre à un point inimaginable. Mais est-ce que la mort serait à la mesure de ce qu'il avait fait ? Est-ce qu'il comprenait simplement tout le mal qu'il avait fait ? Ou simplement ce qu'était le mal ?

A bien regarder dans ses yeux, elle jurerait que non, qu'il n'avait pas trouvé que faire brûler une enfant soit pire que se réchauffer les mains au coin d'un feu, ou que violer une jeune femme et s'abreuver à son cou, ne soit pas équivalent à une tendre étreinte amoureuse.

Son coeur lui disait que c'était un monstre, mais avec son esprit, elle ne pouvait s'empêcher de penser que c'était la même chose que condamner un bébé innocent. Il n'était pas maître de ses actes.

En vérité... Bien qu’elle comprenne la haine de cet homme, bien qu’elle aurait certainement réagi avec plus de violence à sa place - même si elle n'aurait jamais laissé des enfants de leur âge sans protection ! -, elle ne pouvait pas rester là sans rien faire. Les marques qui cicatrisaient sur sa peau nue la confortait dans son idée qu'il avait été déjà lourdement puni pour ses actes. Et si Louve réprouvait la violence des meurtriers et des fous, celles d'homme conscients de la douleur qu'ils infligeaient la répugnait plus encore.

Les émotions du jeune homme étaient incohérentes et dissipées mais l'amusement était distinctif, et non pas la moquerie. Son Rire n'était pas motivée par les émotions que l'on croyait...

Alors que l'homme s'apprêtait à le frapper encore, aveuglé par la rage et la volonté de le faire souffrir encore et encore, Louve leva le bras et interrompit son geste dans son élan. La colère de l'homme se reporta sur la jeune femme qu'il regarda d'un oeil mauvais.

Louve ne savait pas vraiment ce qu'elle comptait faire, juste empêcher une mise à mort barbare d'un être somme toutes sans défense.

- Vous comptez faire brûler l'homme qui a assassiné vos filles ? Le punir pour ses crimes ? Le torture encore un peu peut-être ?

Malgré elle, Louve ne pouvait s'empêcher de reprendre la voix qu’elle utilisait autrefois pour parler aux hommes, pour les inciter à se repentir de leurs actions. Une voix forte, sévère, qui vibrait légèrement et rendait compte de sa puissance inhumaine. Son regard clair plongeait dans l'âme de l'homme, envahisseur, alors qu'elle le forçait à ne pas bouger par le seule emprise de son regard.

- Tu penses que c'est la meilleure façon de vivre que de les venger ? Tu crois que tu ne te sentiras pas sali par tes propres actes ? En quoi seras-tu différent de lui si tu le tues ? Tu ne feras que salir leur mémoire...

Evidemment, elle avait fait la même chose, mais les loups qui avaient tué sa progéniture étaient différents de l'homme qui s'apprêtait à subir son châtiment.

- La torture ! La souffrance est Rire, le Rire est souffrance ! Souffrance ! Rire ! souffrance ! rire ! souffrance ! rire ! souffrance ! Riresouffrance ! Souffrancerire ! Ha, ha !

If gloussa, mais pas trop fort, comme un enfant conscient que ses parents étaient à côté le ferait. Il écoutait. Il souriait. Et il ricanait de temps en temps, incapable de garder son sérieux. Le brasier derrière lui chauffait son dos. Il se tut brusquement, la tête rejetée en arrière, les yeux clos. Il s'imprégnait de la voix de la jeune femme. Il sourit quand des frissons parcoururent son échine. Pour une femme, elle était bien arrogante... mais elle n'était pas une femme, n'est-ce-pas ? Pas avec ce ton si vibrant. Une soudaine bouffée de joie monta en lui, jaillit de sa gorge sous forme d'un Rire aussi puissant que la diatribe de la femme.

- Homme ! Écoute donc la vieille femme. Écoute la voix de la Raison, au lieu de celle de la Folie. Alors tu seras sauf. Alors tes filles seront fières de leur père. Alors tu ne seras pas souillé par mon immonde sang ! (il eut un instant d'hésitation) Immonde ? Celui de ta jolie Ana coule dans mes veines, maintenant. Tu serais prêt à battre ton propre sang ?

If prit un air sincèrement peiné, et secoua la tête, comme au bord des larmes. Puis il fit un geste obscène avec sa langue.

- Si tu me tues, à supposer que tu y arrives, homme, il y a des chances que tu restes bien différent de moi. A moins que ce ne soit moi qui sois différent de toi ?

Le vampire fronça les sourcils, comme en proie au doute, et puis sa jovialité coutumière reprit le dessus.

- Je suis taré, mon bon monsieur ! Tarétarétarétarétarétarétarétarétarétaré ! Ha ! Ha ! Ha ! Tous les meurtres que tu pourras commettre dans ta courte existence ne seront rien comparés à moi ! Même s'ils te guident vers la démence ! Ha, ha !

Et puis ses yeux vairons se posèrent sur l'inhumaine, comme s'il avait oublié la présence du père de Cléa et d'Ana, et son sourire s'élargit, révélant les perles blanches de sa dentition. C'était un sourire de jeune homme innocent, le sourire d'un garçon de vingt ans. Le Prince la Folie savait jouer des apparences.

- Vieille femme, pourquoi sauver un fou ?

L’homme qui lui faisait face brûlait encore, et si ses mots avaient semé le doute dans son esprit, sa rage n’en était que plus puissante, étendant sa colère sur la « vieille » femme en plus du jeune homme entravé.

Ce que racontait If le perturbait plus encore, ses émotions oscillant rapidement entre colère, ressentiment, peur, désarroi, tristesse profonde et tout simplement l’incapacité de prendre une décision. Les propos d’If étaient vacillants, un coup compatissants, puis mielleux, ironiques... La Folie vibrait toujours en lui mais certains auraient simplement pu croire à un esprit pervers et empli d’immondices.

Taré ? Complètement. Tout n’était pas cohérent, et même Louve qui décryptait ses sentiments avait du mal à suivre l’évolution de ses pensées.
Pourtant, à travers sa folie, il était capable de discerner et de comprendre.

Vieille, Louve l’était, et si l’homme n’en avait rien deviné, le prenant sûrement pour un acte de folie de la part de l’assassin, elle y discernait une pointe de conscience qui éveillait sa curiosité.

Se tournant face au jeune homme, elle le scruta du regard et leva la main pour effleurer sa joue du bout des doigts. Ses bras et ses jambes étaient abîmés, sa peau à peine réchauffée par le brasier s’élevant derrière lui. S’il avait été humain, il aurait été mort de puis longtemps, mais son statut de vampire le protégeait de ce genre de désagrément.

Repoussant une mèche qui lui tombait devant les yeux, Louve essuya une goutte de sang qui perlait de sa lèvre après que l’homme l’ait frappé. Derrière elle, l’homme et la foule s’agitaient, perdus, incapables de comprendre ce qu’ils devaient faire et ce qui était en train de se faire.

- Pourquoi sauver un fou ? répéta-t-elle les yeux dans le vague. Voilà une des questions les plus difficiles qu’on ne m’ait jamais posé...

Sa main glissa sur son cou où elle ne ressentit aucun pouls.

- La Folie... Ce n’est pas quelque chose que l’on peut contrôler. Je ne crois pas que tu mérites la mort, parce que dans ton monde, tu ne connais ni le bien ni le mal. Ai-je tort ? demanda-t-elle doucement.

Un sourire malicieux s'étendit sur ses lèvres, le premier depuis un certain temps, alors qu'une pensée fugace et innocente traversait son esprit. Pourquoi demander à un être fou si sa folie l'empêchait de raisonner comme un être humain normal ?...

Louve avait face à elle un être instable, qui, de ce qu’elle comprenait, pouvait bien l’enlacer un jour et la poignarder le lendemain... Comment pourrait-on en vouloir à celui qui n’était responsable de ses actes ?

If ferma les yeux, laissant la vieille femme le toucher, effleurer sa joue froide, repousser une mèche de cheveux, essuyer le sang qui avait coulé - oh, dieux, le sang, le sang, le sang, le sang, le sang... ! - puis la main baladeuse glissa jusqu'à son cou. L’Épine Écarlate la laissait faire, soupirant comme s'il s'agissait d'un passage obligé dans des salutations. Et puis il n'y tint plus, il fallait qu'il sorte une réflexion désagréable.

- Tu aimes tripoter les jeunes hommes, vieille femme ? Remarque, ça ne m'étonne pas, laide comme tu es, tu ne dois pas avoir l'occasion d'en toucher souvent.

Il soupira, comme s'il avait le poids du monde sur les épaules, mais il ne put retenir un gloussement. Comme s'il était jeune ! Il avait... Il ne savait plus quel âge il avait, en fait.

- L'autre jour, quelqu'un avait essayé de me voler ma bourse, et je lui ai coupé les doigts en retour. Toi qui me regarde avec tes prunelles mortes, dois-je t'arracher les yeux ? Parce que je suis certain que ton sang est immonde. Ou pas. Il doit être délicieux, il parait que les choses les plus laides sont excellentes, et les choses belles sont au fond imbuvables.

Comme la femme avait souri, il lui sourit en retour. Il avait toujours aimé les gens qui lui souriaient, c'était toujours très drôle de leur déchirer les lèvres avec les dents. Comme ça, ils pouvaient sourire éternellement. If était certain qu'on le louait pour ces actions justes et admirables. Quoi de mieux que de donner le sourire aux gens ?

- Fou...? Moiii ? Pauvre, pauvre If, accusé de tous les maux ! Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Bien, mal, au fond, ce ne sont que des concepts dont s'embarrassent les gens doués de raison. Et à quoi ça sert, la raison, vieille femme ? A rien. Tout bonnement à rien. Elle nous fait penser, elle nous fait comploter, elle nous fait nous détester, elle nous fait tout ordonner en pleins de rues droites et étroites. Je déteste le droit. Je déteste l'Ordre. Il n'y a rien de plus beau que... que le néant. Le chaos. Les gens qui courent dans les rues pour échapper à un incendie. L'incendie n'obéit à aucune raison. Il brûle tout ce qu'il trouve, et quand il n'a plus rien à brûler, il s'éteint. Il n'obéit à aucune règle. Vieille femme, je suis étincelle, flammèche, flamme, feu, brasier, incendie, embrasement. Mais du sang, oh, du sang...!

If était très fier de ce qu'il avait réussi à dire. Pour un peu, on aurait cru l'un de ces savants qui dissertaient tout au long de la journée sur des sujets inintéressants. Il avait réussi à injecter dans ses paroles un semblant de clarté, du moins à ses yeux. Il était certain que Père aurait été content de lui, de ses paroles sensées.

- Cela suffit. Il est temps qu'il brûle. Poussez-vous ma dame.

Un homme venait de parler, le dignitaire du village, la tête pensante. Il écarta de la main Louve et saisit If à la mâchoire.

- Tu vas payer pour tes crimes, maudit. Fou ou pas, il serait dangereux de te laisser en vie après ce que tu as fait. Il pourrait recommencer, ajouta-t-il pour l'ange déchue.

If se mit à rire encore une fois et tenta de lui mordre les doigts. L'homme retira précipitamment sa main et le vampire lui fit un geste obscène avec la langue.

- Je me suis réveillé dans un gobelet d'étain, sans me souvenir de mon nom, ne sachant pas comment je suis arrivé là, ni d'où je viens. Et j'ai rêvé de la mer, oh, j'ai rêvé de la mer.

Ses paroles recommençaient à avoir un certain tempo, une mélodie sous-jacente.

- Mon esprit est un océan, sombre, embrumé et profond, et sous les fantômes de liquide transparent, je garde des secrets. Et j'ai rêvé de la mer, oh, j'ai rêvé de la mer. J'ai marché sous l'eau avec mon seul ami, cherchant des anges morts ou quoique ce soit qui s'en approche. J'ai suivi ses pas où qu'elle m'emmène...

If fixa Louve de ses yeux disparates et lui fit un large sourire.

- Et j'ai rêvé de la mer. Oh, j'ai rêvé de la mer. Il n'y a plus de ravissement pour moi, mais je t'ai trouvé ; petite sœur, tu es tout ce que je connais. Et j'ai rêvé de la mer, oh, j'ai rêvé de la mer. Tu es tout ce que je connais. Et j'ai cherché des anges morts en rêvant de la mer...

Le père des fillettes cracha au sol.

- Conneries de dément !

Le dignitaire hocha la tête, ne comprenant goutte aux divagations du vampire.

- Donnez-moi une torche, fit-il.

Louve écouta le vampire sans mot dire, comprenant combien la démence faisait profondément partie de l'être qu'elle avait face à lui. Elle ne savait pas ce qu'il avait été de son vivant, ni ce qui'l avait pu endurer comme souffrances physiques et mentales, mais son regard moqueur, parfois assassin, lui renvoyait l'image d'un être profondément blessé. Oh bien sûr, Louve était un ange, et s'il y avait une raison, une seule, pour justifier les actes malheureux d'un être vivant, elle était capable de le trouver.

Peut-être que cette attention lui causait et lui causerait encore du tort, peut-être qu'à cause de ça, elle continuerait à blesser des gens, mais malgré la haine farouche qui brillait parfois dans son coeur, envers ceux qui avaient fait de sa vie un futur incertain et rempli de solitude, elle ne pouvait renier sa nature profonde d'amour et de pardon, ni sa volonté de combattre le mal, et de l'empêcher d'envahir de nouveaux coeurs.

Son indulgence pour le vampire était au moins aussi forte que la volonté de sauvegarder la pureté du père des enfants. Cet homme, bien que dévoré par le chagrin et la haine, avait un fond bon. Il chérissait ses filles et on les lui avait arrachés sauvagement. Elle pouvait comprendre ce qu'il ressentait. Elle même avait eu les mêmes sentiments, elle-même avait vu les cadavres ensanglantés de sa famille, éprouvé cette haine flamboyante qui dépassait toute raison humaine ou inhumaine. Elle s'était vengée. Mais l'apaisement avait été de courte durée. Au-delà de la vengeance, il y a le regret, le chagrin, les pleurs, et toujours ce poids sur votre coeur. Rien ne peut apaiser la mort d'un être cher. Seuls le deuil, et le temps permettent de faire de cette blessure à vif une cicatrice douloureuse...

Louve intercepta la torche flamboyante, posant sa main sur l'avant-bras du père pour empêcher son geste.

- Ne faites pas ça. La justice appartient aux Dieux, pas aux hommes. Ne jugez pas cet homme pour ce qu'il a fait, n'écourtez pas sa vie parce que vous le haïssez. Il est fou. Demain il vous aura oublié. Demain il accomplira d'autres malheurs, mais si vous le tuez c'est son âme qui vous hantera toute sa vie, et les remords qui vous assailliront tous les soirs. Créez vous une nouvelle vie et oubliez. Gardez l'image de vos filles telles qu'elles étaient avant.

Même si Louve pensait ce qu'elle disait, elle savait également qu'on ne guérit pas la rage par des mots. Si on lui avait répété les mêmes à l'époque, elle leur aurait ri au nez avant de trancher proprement la gorge de l'importun. Elle s'était guérie de son impulsivité, et elle se repentait de ses péchés en essayant de faire de son mieux, de continuer à rependre le bien sur la Terre, malgré la disparition des Dieux. Même s'ils avaient disparu, même s'ils l'avaient créée pour ensuite l'abandonner, elle ne pouvait pas renoncer aux seules croyances qu'elle avait jamais eue. Elle avait été créée dans le but unique de maintenir équilibrée la balance du bien contre le mal. Et le bien devait rester là où il se trouvait, dans le coeur de cet homme.

Rapide, ombre fugace, elle lança la torche au loin, après l'avoir vigoureusement arrachée à la poigne de l'homme exaspéré. Louve ne regarda pas plus longtemps la flamme grésiller sur les ruines de la maison en cendre, tranchant d'un coup sec les cordes qui reliaient le jeune vampire au buchet, gardant cependant ses mains liées. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle allait faire de lui. Le relâcher dans la nature lui paraissait une assez mauvaise idée. Mais elle savait pertinemment qu'on ne gardait pas longtemps enfermé de ces oiseaux là...

Les émotions de la foule l'assaillaient avec presque autant de violence que la folie amusé du prisonnier. Toute cette haine, dirigée contre elle la fit un instant vaciller, et elle se dit un instant que face à une telle foule, elle ne pourrait s'échapper.

Sa dernière carte étaient ses ailes. Non pas des ailes pures, blanches, délicatement irisées comme elles avaient l'habitude de l'être, mais ces magnifiques plumes sombres, nuancées de bleues... Ils la prendraient pour un démon... Ils la prenaient tous pour un démon. Mais peu de gens connaissaient la subtilité entre un ange banni et un démon. Ou un démon banni d'ailleurs. Mais peu de gens avaient également la possibilité d'atteindre les Royaumes des Dieux pour en discuter avec eux.

Extrayant ses ailes dans un craquement et un déchirement douloureux, crispant son visage en sentant le sang dégouliner le long de son dos, elle les déploya, immenses, menaçantes, tout en prenant l'expression la plus sombre qu'elle puisse trouver.